badre29_Andriy OnufriyenkoGetty Images_AIhuman Andriy Onufriyenko/Getty Images

Comment démocratiser l'IA

PARIS – Les progrès rapides de l’intelligence artificielle suscitent à la fois l’émerveillement et l’inquiétude. Beaucoup considèrent l’IA comme un objet de fascination et d’admiration (un Stupor Mundi, pour emprunter une expression latine), tandis que d’autres voient en elle un sauveur bienveillant (un Salvator Mundi). Que l’IA soit considérée comme miraculeuse ou simplement comme utile, la question demeure : Comment pouvons-nous faire en sorte que ses bienfaits soient accessibles à tous ?

Pour répondre à cette question, une compréhension nuancée de l’IA est nécessaire. Cela signifie mettre de côté plusieurs discours : le fonctionnalisme, qui considèrent que les êtres humains doivent s’adapter et s’améliorer eux-mêmes pour suivre le progrès technologique ; le sensationnalisme, qui décrit l’IA comme une menace existentielle ; le cynisme, qui cherche à exploiter l’IA pour le profit ; et le fatalisme, qui implique l’acceptation résignée d’une inévitable montée en puissance de l’IA.

Ces différents scénarios négligent une chose : l’avenir est encore entre nos mains. Il est essentiel d’adopter le principe du verum-factum – l’esprit ne connaît que ce qu’il fait – pour aboutir à une compréhension plus profonde des capacités et implications de l’IA.

Pour empêcher qu’une minorité ne s’approprie le potentiel transformateur de l’IA, celle-ci doit être démocratisée. Un accès équitable constitue la clé pour veiller à ce que les avantages du progrès technologique soient largement partagés, et à ce que l’IA serve de force unificatrice, plutôt que d’exacerber les divisions au sein de nos sociétés fragiles.

Les avantages potentiels de l’IA sont immenses. Dans les années 1990, Joseph Stiglitzobservait : « N’importe où dans le monde, un enfant qui utilise Internet a accès à davantage de connaissances qu’un enfant qui était scolarisé dans les meilleurs établissements des pays développés il y a un quart de siècle ». En démocratisant l’accès à l’IA, nous pouvons permettre aux enfants d’aujourd’hui d’interagir avec les esprits les plus brillants de l’humanité, d’une manière qui réponde à leurs besoins individuels.

L’accomplissement de cet objectif dépend néanmoins de la manière dont nous façonnons le discours autour de l’adoption et de l’impact futur de l’IA. Au lieu de formuler de grandes promesses telles que « L’IA résoudra le problème de la faim dans le monde », nous devrions nous concentrer sur sa capacité à apporter des améliorations progressives mais significatives dans la vie quotidienne des êtres humains.

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À cet égard, les capacités rapidement croissantes de cette technologie, ainsi que la diminution de ses coûts, créent de nouvelles opportunités en direction de modèles à plus petite échelle, et permettent aux utilisateurs individuels de personnaliser les solutions d’IA, ce qui rappelle les premières heures libres et créatives d’Internet. À titre d’illustration, il y a encore deux ans, le principal modèle d’IA open source était l’OPT-175B de Meta. Aujourd’hui, un modèle open source de premier plan, Mistral 7B, se révèle 40 fois plus petit, au moins 40 fois moins cher à exploiter, et surpasse son prédécesseur. Aspect remarquable, ce modèle a été développé par une entreprise composée de seulement 18 personnes.

Et ce n’est que le début. L’IA vit actuellement sa propre version de la loi de Moore, ce qui prépare le terrain pour une adoption rapide, semblable à la diffusion des télévisions et des téléphones. Ce processus accéléré appelle à un changement de focalisation, accent qu’il va s’agir de placer sur le développement d’applications pratiques et sur l’atténuation des risques, plutôt que sur la seule réduction des coûts.

L’avènement de l’IA est à double tranchant. Cette technologie pourrait aussi bien constituer un puissant égaliseur qu’une source de division, en fonction de son déploiement et de ceux qui la contrôlent. À l’instar des précédentes révolutions technologiques, elle constitue à la fois la promesse de nouvelles opportunités d’emploi et la menace d’un remplacement des emplois existants. Un récent rapport du Fonds monétaire international insiste sur ce point, mettant en garde sur le risque de voir l’IA creuser un fossé de plus en plus profond entre d’un côté les personnes qui maîtrisent les technologies, ainsi idéalement positionnées pour tirer parti des avantages économiques de l’innovation, et de l’autre celles qui pourraient être laissées pour compte.

Notre compréhension de ces technologies doit refléter leurs complexités et la puissance de l’ingéniosité humaine. En développant et en promouvant des systèmes d’IA qui améliorent significativement les services essentiels, en particulier dans les régions défavorisées, nous pouvons faire en sorte que leurs bienfaits soient largement partagés. Pour cela, les technologies d’IA doivent être déployées avec pour objectif explicite de réduire les inégalités existantes.

Dans le même temps, il convient de souligner que l’IA accentuera probablement l’excédent global de consommateurs, en réduisant les coûts associés à certains services. Pour veiller à ce que ces avantages bénéficient à une majorité de personnes, une stratégie en deux volets est nécessaire : permettre aux individus d’exploiter cette valeur localement, tout en redistribuant les gains globaux à ceux qui ne peuvent y accéder.

Ainsi, il est à la fois réalisable et crucial d’améliorer l’accessibilité de l’IA. Pour mettre ces technologies au service de la résolution des problèmes sociaux les plus urgents, il est essentiel d’identifier un certain nombre de domaines spécifiques dans lesquels l’IA peut changer la donne, tels que la santé, l’éducation, la durabilité environnementale et la gouvernance. La détermination des bonnes priorités et la mise en œuvre de solutions technologiques nécessitent cependant un effort concerté. Le concept d’IA au service du bien doit être intégré aux stratégies des institutions de développement et des organisations multilatérales.

Mais avant tout, la discussion mondiale autour de l’IA doit passer de l’émerveillement à la question du « quoi » et du « comment ». Il est temps de passer de la simple fascination pour cette technologie émergente à l’identification des défis qu’elle peut relever, ainsi qu’à l’élaboration de stratégies en direction de son intégration dans les systèmes éducatifs et sociaux des pays développés et en voie de développement. La préparation de la société à un avenir augmenté par l’IA nécessite plus que de simples innovations technologiques ; elle impose d’établir des cadres éthiques, de moderniser l’élaboration des politiques, et de promouvoir l’alphabétisation de l’IA au sein des communautés.

Tandis que nous vivons la phase Stupor Mundi de l’IA, fascinés par ses capacités semble-t-il magiques, nous ne devons jamais perdre de vue que l’impact de la technologie dépend de la manière dont nous l’utilisons. Les choix que nous faisons aujourd’hui détermineront si l’IA est vouée à n’enrichir et ne bénéficier qu’à un nombre réduit de personnes, ou au contraire à évoluer jusqu’à constituer la puissante force motrice d’un changement social positif. Pour concrétiser la promesse d’un Salvator Mundi, nous devons exploiter ces technologies émergentes pour forger un avenir meilleur et plus inclusif pour tous.

https://prosyn.org/S59m8mDfr